Les forces de sécurité publiques sont mal en point: elles font face à une hausse de la violence, à la difficulté de recruter ainsi qu’à la contestation de leur légitimité. De plus, la plupart des tentatives de réforme échouent car elles ne prennent pas en compte l’essentiel: le policier lui-même.

Les polices suisses, les unes après les autres, se réforment. Elles adaptent leur gouvernance et leurs moyens de lutte pour faire face aux multiples formes criminelles, ressenties ou réelles, mais aussi pour assumer les nouvelles exigences de gestion d’entreprise qui leur incombent.

Elles font face à trois problèmes largement évoqués dans les médias ces derniers temps:

  • l’apparition de violences publiques insoupçonnées, pas vraiment nouvelles, mais inquiétantes et pouvant déboucher sur des dégénérescences sociales

  • la difficulté de recruter

  • le rapport au pouvoir judiciaire vécu par plusieurs policières et policiers de terrain comme un obstacle supplémentaire à leur travail, notamment depuis l’introduction du nouveau code de procédure pénale.

L’introduction du nouveau code de procédure pénale démontre la nécessité pour le policier de faire évoluer ses pratiques

Pour affronter le premier problème, les polices disposent du pouvoir de coercition, à ce jour, heureusement, intact. Pour le deuxième, les polices tentent d’élargir leurs critères d’admission et sondent les milieux estudiantins. A ce propos, je préconise un prolongement de l’âge d’admission, sans limites, à l’exemple de la Police cantonale bernoise. Pour le troisième, l’invitation est faite au policier de développer son sens du discernement que l’on appelle dans le jargon technique policier: moyen discrétionnaire. Ce dernier est malheureusement méconnu, donc trop peu exploité. Il laisse une grande liberté d’investigation au policier, pour autant qu’il sache l’utiliser, et lui permet d’établir les faits, de monter des dossiers rigoureux à charge des personnes prévenues et, le cas échéant, de se confronter aux avocats de manière constructive.

Concernant maintenant la gestion d’entreprise de la plupart des corps de police suisses, je rencontre dans mes analyses institutionnelles deux obstacles:

  • une organisation et une logistique trop militarisées

  • une hiérarchisation pyramidale plutôt qu’elle ne résout ou concilie.

Pour des corporations civiles chargées de la préservation de la paix, ayant pour devise «servir et protéger», et confrontées aux réalités sociales, une caste militarisée ne peut que freiner l’autonomisation, les relations culturelles et les capacités d’innovation des agents. Un tel système, oppressif, ne prépare pas à l’accueil des plaignants, ni à l’interpellation des prévenus d’ailleurs, toujours mieux informés et bien plus exigeants aujourd’hui qu’hier.

Aussi, l’introduction du nouveau code de procédure pénale démontre chaque jour la nécessité pour le policier de faire évoluer ses pratiques, et ce, sans tarder. Par exemple, un gendarme qui ne fait qu’exécuter des ordres et des contre-ordres au terme d’une longue chaîne de voie de services se retrouve frustré et démotivé. Après quelques années déjà il laisse tomber ses ambitions, il renonce aux défis l’invitant à renforcer son ingéniosité, sa force de persuasion, ses facultés critiques et sa dextérité.

Ces deux obstacles empêchent nombre de policiers de douter, de résister voire de contester un collègue. L’indifférence et parfois même la compromission, conditionnées par les effets de groupe, semblent l’emporter encore trop souvent. J’observe ce phénomène dans les formations continues. J’appelle cela la surprotection personnelle. En d’autres termes, le policier risque de convenir du minimum et fera le strict nécessaire, sans plus, se détournera des civils spécialistes et ne pensera plus la protection publique comme un bien communautaire.

La surprotection personnelle pousse au retranchement et à la méfiance. Le seul moyen de franchir ce risque de «démission» sociale est la remise en question. Cela est d’autant plus vrai pour un corps très visible, uniformé et de service public.

Enfin, une institution de police qui s’appartient trop, qui peine à s’ouvrir aux compétences pluridisciplinaires extérieures et qui ne soigne pas ses fondements démocratiques comme les valeurs universelles de son action, est vite débordée. Elle souffre de non-reconnaissance et devient réfractaire à toute réforme. Les conséquences apparaissent auprès des policiers de la base dans le déni qu’ils opposent aux formations, dans le rejet des discours de la hiérarchie, qui sonnent creux. Vous aurez des policiers qui s’en prendront à leurs propres employeurs et à toutes les personnes qui osent critiques et visions. Les boucs émissaires sont alors servis sur un plateau d’argent. Si l’anticipation est abandonnée, les problèmes s’accentueront jusqu’au dépérissement professionnel.

Les réformes institutionnelles de polices sont comme de nouveaux avions qui transportent de nouvelles visions et de nouvelles idées de fonctionnement. Les policiers de la base, quant à eux, sont la piste d’atterrissage. Vous pouvez bien construire un nouvel avion, l’équiper des instruments les plus performants, le baptiser et l’inaugurer en grande pompe; il peut bien décoller, mais quand il aura épuisé ses réserves, il sera contraint d’atterrir. A ce moment-là, il sera trop tard pour vérifier les fondements de la piste d’atterrissage. Si le terrain corporatif n’est pas prêt à recevoir le nouvel engin, aussi prodigieux soit-il, le crash est assuré.

Une corporation tourmentée ne peut pas réceptionner des réformes uniquement par le haut. Sur le terrain, les comportements d’une police ancestrale se perpétueront et la gradation hiérarchique profitera toujours aux passations de pouvoir complaisantes. Enfin, le pouvoir judiciaire comme les autorités politiques seront encore perçus comme des menaces.

Agir à la racine, c’est vouloir, mais vraiment vouloir, restaurer la piste d’atterrissage.

Pour renouveler les organisations et franchir les défis policiers de demain, il faut d’abord tisser un réseau de confiance de bas en haut et de haut en bas, puis emmener l’ensemble des membres de la corporation vers une recherche d’identité professionnelle. C’est quoi la police? La police repose sur quels fondements? Comment les polices peuvent-elles réformer leurs structures si les fondations restent fragiles, si le sentiment d’insécurité guette la moindre action, si les membres ne sont pas reconnus à leur juste valeur et si les dangers profitent aux courants populistes et réducteurs? Les policières et policiers ne cèdent pas, par principe de précaution, à la facilité. Ne leur faisons pas avaler tout rond des réformes qu’ils ne digéreront pas. Aucune réforme conceptuellement structurée ne parviendra à changer les pratiques internes si elles ne sont pas d’abord examinées, avec soin. Pour ce faire, il faut créer des lieux de vidage et de ressourcement pour les collaboratrices et collaborateurs de terrain, les soulager des contraintes administratives et, enfin, supprimer toute inspection générale des services. Cette dernière superposition de police n’est pas crédible et augmente la défiance au lieu de susciter un réel engouement d’aspiration future. Réussir une réforme, c’est garantir les conditions d’atterrissage.